2.

 

 

Le lendemain après-midi, je me retrouvai assis sur une chaise dure en velours et au dossier incliné dans le salon des Cartwright. Chaque fois que je changeais de position pour tenter de trouver un peu de confort sur le siège, je sentais le regard de Mme Cartwright, celui de Rosalyn et enfin celui de la bonne peser sur moi. J’avais l’impression d’être un personnage dans un tableau de musée du type « portrait de famille ». L’endroit, dans son ensemble, me rappelait le décor d’une pièce de théâtre : difficile de s’y détendre. Encore plus d’y discuter, d’ailleurs. Pendant les quinze minutes qui suivirent mon arrivée, nous avions superficiellement et sans conviction abordé les sujets du climat, du nouveau magasin ouvert en ville et de la guerre.

Après, de longs blancs s’étaient installés, rompus par le seul son creux des aiguilles à tricoter de la bonne. Je jetai à nouveau un œil à Rosalyn dans l’espoir de trouver un compliment à formuler. Elle avait un visage jovial, avec une fossette au menton et de petits lobes d’oreilles symétriques. Au vu du demi-centimètre de cheville que j’apercevais sous l’ourlet de sa robe, elle semblait avoir des os fins.

Tout à coup, je ressentis une douleur vive à la jambe. Je laissai échapper un cri, puis regardai par terre, où un minuscule chien au poil roux de la taille d’un rat, pas beaucoup plus, avait planté ses crocs pointus dans ma chair, au niveau de ma cheville.

— Oh, c’est Penny ! Elle veut juste dire bonjour, n’est-ce pas, Penny ? roucoula Rosalyn.

Elle prit le petit animal dans ses bras. Le chien me fixa droit dans les yeux en continuant à montrer les dents. Je m’enfonçai plus profondément dans mon siège.

— Elle est… euh… jolie, commentai-je, sans saisir l’intérêt d’avoir un chien si petit.

Dans mon esprit, les chiens étaient censés vous tenir compagnie quand vous partiez chasser, pas faire office de décoration assortie aux meubles.

— C’est vrai, vous trouvez ? (Rosalyn leva les yeux vers moi, en extase.) C’est ma meilleure amie et je dois avouer qu’en ce moment je suis terrifiée à l’idée de la laisser sortir, avec toutes ces histoires d’animaux tués !

— Nous sommes terrorisées, Stefan, c’est moi qui vous le dis ! intervint aussitôt Mme Cartwright tandis qu’elle lissait le corset de sa robe bleu marine. Je ne comprends pas le monde dans lequel nous vivons. En tant que femmes, nous ne pouvons même plus mettre un pied dehors.

— J’espère qu’il ne s’en prendra pas à nous, peu importe de quoi il s’agit. Parfois, même en plein jour j’ai peur de sortir, ajouta Rosalyn, qui tenait sa chienne bien serrée contre elle. (La chienne jappa et sauta de ses genoux.) S’il arrivait quoi que ce soit à Penny, j’en mourrais.

— Je suis certain qu’il ne lui arrivera rien. Et puis, les attaques ont eu lieu dans les fermes environnantes, pas en ville, dis-je sans conviction pour tenter de la rassurer.

— Stefan ? m’interpella sa mère de sa voix perçante, la même qu’elle prenait autrefois pour nous réprimander, Damon et moi, lorsque nous chuchotions pendant la messe. (Elle avait les traits tirés et on aurait dit qu’elle venait de mordre dans un citron.) Ne trouvez-vous pas que Rosalyn est particulièrement en beauté aujourd’hui ?

— Oh si, mentis-je.

L’intéressée portait une robe d’un brun terne, assorti au châtain de ses cheveux. Des boucles au ressort fatigué tombaient sur ses frêles épaules. Sa tenue tranchait avec les teintes du salon, meublé en chêne, avec des chaises tapissées de brocart et des tapis orientaux qui se chevauchaient sur le parquet luisant. Au fond de la pièce, dans un coin, au-dessus de la tablette de cheminée en marbre, trônait un portrait de M. Cartwright. Il donnait l’impression de me toiser, son visage anguleux marqué par l’austérité. Je lui décochai un regard curieux. Contrairement à sa femme, bien en chair et au visage rougeaud, l’homme avait le teint pâle et un corps menu, avec des yeux légèrement menaçants qui rappelaient ceux des vautours qui avaient tournoyé au-dessus du champ de bataille l’été dernier. Étant donné le physique de ses parents, Rosalyn s’en tirait plutôt bien, finalement.

La jeune fille rougit. Sur le bord de ma chaise, je bougeai légèrement et sentis le petit écrin dans ma poche arrière. La veille, incapable de trouver le sommeil, j’avais jeté un coup d’œil à la bague et l’avais reconnue tout de suite : une émeraude sertie de diamants, fabriquée par le meilleur joaillier de Venise et portée par ma mère jusqu’au jour de sa mort.

— Alors, Stefan, que pensez-vous du rose ? me demanda Rosalyn, me tirant par la même occasion de ma rêverie.

— Je vous prie de m’excuser ?

Mme Cartwright m’adressa un regard courroucé.

— Le rose ? Pour le dîner de la semaine prochaine. C’est tellement gentil à votre père de l’organiser.

Les joues cramoisies, Rosalyn fixa le sol.

— Je pense que le rose vous irait à ravir, mais vous serez très belle quoi que vous portiez, commentai-je avec raideur, tel un acteur qui récite son texte appris par cœur.

Mme Cartwright approuva d’un sourire tandis que la petite chienne courait vers elle pour bondir sur un coussin à ses côtés. La femme se mit à caresser sa fourrure.

L’air du salon parut soudain se charger d’une chaleur humide. Le mélange des parfums écœurants de la mère et de la fille me tournait la tête. En vitesse, je regardai la vieille pendule du grand-père, dans le coin. Il y avait cinquante-cinq minutes seulement que j’étais là et j’avais pourtant l’impression que cela faisait cinquante-cinq ans.

Je me mis debout, les jambes flageolantes.

— J’ai été ravi de vous rendre visite, madame et mademoiselle Cartwright, mais vous me verriez extrêmement confus d’empiéter plus avant sur le reste de votre après-midi.

— Merci. (La maîtresse de maison hocha vivement la tête sans bouger de son canapé.) Maisy va vous raccompagner.

Elle leva le menton vers la bonne qui s’était assoupie sur son tricot.

Je poussai un soupir de soulagement en quittant la maison. L’air rafraîchit ma peau moite ; j’étais bien content de ne pas avoir demandé à notre cocher de m’attendre. Je pourrais ainsi mettre de l’ordre dans mes idées le temps du trajet de trois kilomètres. Le soleil allait doucement se perdre à l’horizon. L’air était saturé d’un parfum de chèvrefeuille et de jasmin.

Je portai mon regard en direction de Veritas tout en gravissant la colline à grandes enjambées. Des lys en fleur entouraient les hautes vasques qui balisaient la voie jusqu’à la porte d’entrée. Les colonnes blanches du fronton réfléchissaient l’orangé du soleil couchant et la surface lisse de l’étang luisait au loin. J’entendais l’écho des cris des enfants des domestiques qui jouaient dans les quartiers de leurs parents. Cette propriété, c’était chez moi. Je l’adorais.

Mais je ne pouvais me résoudre à la partager avec Rosalyn. J’enfonçai mes poings au fond de mes poches et donnai un coup de pied furieux dans un caillou, sur la route.

À l’extrémité de l’allée, je marquai une pause. Une calèche que je ne reconnaissais pas était garée devant la maison. Je l’examinai avec curiosité – les visiteurs étaient rares chez nous – quand un cocher aux cheveux blancs sauta de son siège pour ouvrir la porte du véhicule. Une superbe femme au teint pâle et aux boucles brunes qui tombaient en cascade en sortit. Elle portait une robe blanche bouffante, avec un ruban couleur pêche noué autour de sa taille de guêpe. Un chapeau de la même couleur posé sur sa tête dissimulait ses yeux.

Comme si elle avait senti mon regard, elle se tourna vers moi. Inconsciemment, ma mâchoire tomba : la femme n’était pas belle, elle était sublime, divine, époustouflante de beauté. Même à vingt mètres de distance, je pouvais voir ses paupières papillonner sur des yeux de braise et ses lèvres rosées se plisser dans un petit sourire. Ses doigts allongés touchèrent le collier à camée bleu qui ornait sa gorge – geste que j’imitai par réflexe, imaginant quelle sensation provoquerait sa petite main sur ma propre peau.

Ensuite, elle se retourna à nouveau et une femme – sa domestique, probablement – émergea de la calèche puis se mit à frotter ses jupes.

— Bonjour ! lança l’inconnue.

— Bonjour… répondis-je d’une voix rauque.

En inspirant, je détectai un mélange entêtant de parfums de gingembre et de citron.

— Je m’appelle Katherine Pierce. Et vous êtes ? demanda-t-elle avec espièglerie.

Elle avait parfaitement conscience du fait que sa beauté me coupait le souffle. Quant à moi, je ne savais pas si je devais me sentir mortifié ou reconnaissant de la voir engager la conversation.

— Katherine, répétai-je lentement, et là je me souvins.

Père avait évoqué des amis d’amis à Atlanta. Leurs voisins avaient péri dans l’incendie de leur maison pendant le siège du général Sherman, laissant pour seule survivante une jeune fille de seize ans sans famille. Immédiatement, Père avait proposé de l’héberger dans notre seconde maison, bâtiment annexe que nous réservions à nos invités. Tout cela avait paru très mystérieux et romantique et, lorsque Père m’en avait parlé, j’avais lu dans ses yeux à quel point l’idée de secourir une jeune orpheline lui plaisait.

— Oui, acquiesça-t-elle, les yeux scintillants. Et vous vous appelez…

— Stefan ! m’empressai-je de terminer. Stefan Salvatore. Je suis le fils de Giuseppe. J’ai été désolé d’apprendre la tragédie qui s’est abattue sur vos proches.

— Merci. (Ses yeux, tout à coup, s’assombrirent.) C’est très gentil à vous et à votre père de nous accueillir, ma demoiselle de compagnie, Emily, et moi. Je ne sais pas comment nous aurions fait sans vous.

— Ce n’est rien du tout. (Soudain, je fus pris d’un réflexe de protection.) Vous logerez dans l’annexe. Vous voulez que je vous montre le chemin ?

— Nous allons nous débrouiller. Merci, Stefan Salvatore. (Katherine suivit le cocher qui portait un gros coffre en direction de la maison, située légèrement en retrait de la résidence principale. Ensuite, elle se retourna pour me fixer droit dans les yeux.) Ou bien dois-je vous appeler Stefan le Sauveur ?

Après un clin d’œil, elle fit volte-face.

Je l’observai alors qu’elle avançait dans le soleil couchant, sa servante sur les talons. Ce jour-là, je sus que ma vie ne serait plus jamais la même.

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